Il devait être aux alentours de minuit. Au restaurant, les employés s'étaient pressés dans la préparation des plats jusqu'à ce que le dernier client soit servi, puis ça avait été le traditionnel nettoyage, et la cuisine s'était vidée comme d'habitude. Les seules personnes restantes, c'étaient le chef et la petite nouvelle, embauchée il y avait quelques semaines. Le bonhomme, qui totalisait une trentaine d'années dans le métier, avait toujours la même confiance vivante lorsqu'il cuisinait. Ce soir, il préparait des côtelettes d'agneau.
- …et on retourne l'agneau. À ce stade-ci le beurre, les herbes et le jus de la viande se sont mélangés. On prend une cuillère et on arrose le dessus avec ce jus de cuisson. Sens-moi ça, c'est tout simplement divin!
L'homme gesticulait énormément, il était prompt, plein d'énergie, et ce qu'il préparait avait l'air délicieux. Lorsqu'il était devant les fourneaux, on avait l'impression que la cuisine était une chose facile et amusante. La vampire avait un calepin dans les mains et prenait des notes. Il sortait la pièce de viande de la poêle.
- Et voilà. Pas besoin de faire cuire davantage, l'agneau ça se sert rosé.
- Vous ne le tranchez pas pour voir la cuisson? Comme ça si ce n'est pas assez cuit…
- Non! Ne fais jamais ça! Si tu ne laisses pas reposer la viande un peu, elle va saigner et devenir sèche.
- Laisser reposer… c'est retenu.
Son patron lui avait lancé un regard presque choqué, et Eleonor s'était sentie un peu gênée de ne pas savoir ce genre de chose, car cela semblait élémentaire, voire évident. Il avait ensuite soupiré, comme si au fond ce n'était pas si étonnant venant d'elle. Le chef de cuisine avait pris pour habitude de retenir Eleonor en cuisine une ou deux heures tous les soirs après le service pour lui apprendre son métier. Les deux tiers de son apprentissage concernaient la pâtisserie, et le tiers restant la cuisine en général. Cela lui avait fait prendre conscience du peu qu'elle savait sur la nourriture et les diverses façons de l'apprêter. Si elle était douée pour prendre des notes, elle ne l'était pas autant pour les appliquer. Depuis son embauche, elle s'était révélée être une vraie catastrophe en cuisine. À de nombreuses reprises, elle avait reçu des projections d'huile, s'était brûlé les mains, et même coupé avec le papier avec lequel on emballe les endives (allez savoir comment elle faisait ça). Durant le coup de feu, elle se contentait de faire les petites tâches qu'on avait consenti à lui laisser, mais ça ne l'empêchait pas de faire quelques gaffes à l'occasion. À certains moments, elle avait eu l'impression de passer à un cheveu de se faire virer, mais son patron prenait alors quelques secondes pour se calmer, et ordonnait qu'on ramasse ses dégâts. On lui avait suggéré de faire les recettes qu'elle apprenait chez elle, pour pouvoir progresser plus rapidement (et ne pas attiser la colère de son patron davantage). C'est ce qui l'avait motivé à acquérir tout le nécessaire de cuisine : un four, une batterie de cuisine, de la vaisselle, etc. Sans compter que son nouveau colocataire en aurait besoin, il n'était pas un vampire buveur de sang comme elle. Mais même chez elle, lorsqu'elle n'avait pas le regard stressant du chef qui pesait sur ses épaules, et tout le temps qu'elle voulait pour s'exécuter, les plats laissaient quand même à désirer. Cela dit, elle n'abandonnait pas, et s'acharnait dans chacune de ses tâches, même si parfois elle avait l'impression d'en être encore au même niveau qu'au premier jour.
Dehors, c'était la nuit noire. Eleonor était sortie après avoir souhaité bonne soirée à l’homme grisonnant. Elle sortait de ses poches les papiers sur lesquels elle avait écrit les recettes et conseils du chef dans le but de les étudier. Mais si elle restait facilement concentrée au restaurant, car son patron était un spectacle duquel il était difficile de détourner le regard, tant sa voix de stentor et ses gestes dynamiques obligeaient quiconque à lui donner toute son attention, il en était autrement sur le chemin du retour. Elle avait un air un peu niais et marchait très lentement. Ses pensées avaient bifurqué vers un autre homme, Vegeo, dont elle était progressivement tombée amoureuse. Si elle avait envie d'être en sa compagnie en cet instant précis, elle se doutait bien qu'étant donné l'heure, il devait être en train de dormir. Elle s'était donc décidée à rester un petit moment dehors, à réfléchir un peu. Son humeur s'était vraiment adoucie depuis quelques semaines, depuis qu'elle ne vivait plus toute seule en fait. C'est qu'elle dormait bien mieux et bien plus qu'avant. Ce soir donc elle se sentait particulièrement bien, et ne pensait déjà plus au manque de rapidité flagrant avec lequel elle avait apprêté ses plats lors du service, et à ses collègues qui la toisaient du regard en se demandant bien pourquoi on avait embauché une pareille empotée.
Le ciel ce soir était une mosaïque tachetée de nuages cireux, que l'on voyait bien à cause de la pollution lumineuse de la ville, de quelques étoiles scintillantes, et, à l'extrême gauche de son champ de vision, trônait la lune, qui était presque entière, pas tout à fait pleine, mais plutôt une ''gibbeuse'', pour les férus d'astronomie. Elle était passée à côté d'une grande plaine, et s'était étendue dans l'herbe. Elle cherchait quelques constellations des yeux : la Grande et la Petite Ourse, la ceinture d'Orion, Cassiopée. Toutes n'étaient pas visibles en cette saison, mais Eleonor l'ignorait, et s'obstinait donc. Elle rêvassait un peu, prenait une pause après ces heures de travail stressant. Sa respiration était lente, elle ne faisait presque aucun bruit, et les hautes herbes la camouflaient parfaitement. La vampire avait néanmoins perçu, grâce à sa vision nocturne perçante, à travers les brins d'herbe, une silhouette se diriger dans sa direction. D'humeur sociale, elle s'était décidée à aborder l'ombre sans détour, ce qui du même coup révélerait sa présence, qui n'était pas facile à deviner si l'on ne possédait pas de sens particulièrement développés, car, dans la plaine, c'était la nuit noire.
- Vous vous …humpf!
L'inconnu lui avait marché dessus, en plein sur l'estomac. Il fallait bien qu'elle s'attende à ce genre de chose, elle avait pris trop de temps pour révéler sa présence. Avant même de l'aborder, elle aurait pu froisser l'herbe, faire craquer quelques brindilles, toussoter pour faire comprendre qu'elle était là. Surprise de s'être fait marcher dessus, Eleonor s'était mise en position assise, les jambes étendues devant elle, et toussait un peu. L'homme - même si ces traits étaient peu éclairés, elle le reconnaissait comme tel - avait coupé sa respiration, et elle reprenait donc son souffle. Elle terminait sa phrase.
- Je disais… Vous vous sentiez d'humeur à observer les étoiles?
- Spoiler:
J'ai un peu anticipé les actions de ton personnage, alors s'il y a quoi que ce soit envoi-moi un mp et je rééditerai ^^