Les mots sonnèrent comme une condamnation dans la bouche de la jeune femme. Un danger hein... Oui, il le savait, son existence même était devenue une menace pour les autres. L'entendre dire de la part de quelqu'un d'autre l'accabla, davantage qu'il ne l'aurait cru à vrai dire. Il se sentait partagé: lui qui souhaitait simplement vivre sa vie, devait-il y renoncer pour le bien d'autrui ? Il n'avait jamais envisagé ce choix difficile comme une éventualité, préférant qualifier sa situation actuelle de justifiable. Parti comme il était pour quitter la librairie, il se figea, perdu dans ses pensées. Dans ses conditions, il ne pouvait pas s'en aller comme si il n'avait rien entendu des paroles de son interlocutrice.
Dépité, pris au piège, il observa d'un oeil sombre les agissements de la louve. La manière dont elle prenait soin de ses livres, non, elle ne pouvait pas être une mauvaise personne. Sans doute était-elle capable de lui venir en aide ? Ce qu'elle lui avoua par la suite l'interpella. Un monstre ? Qu'entendait-elle par là ? Les apparences peuvent être trompeuses il en était parfaitement conscient mais de là, à parler de soi comme d'un monstre... Il eut de la peine pour elle. Etait-elle maudite comme lui ? Avait-elle beaucoup souffert de cette chose en elle ? Une multitude de questions se pressaient derrière ses lèvres mais il n'osa en poser aucune. C'était indélicat de sa part et puis, il voulait d'abord s'assurer qu'elle était une alliée, et non l'inverse. Elle avait parlé de devoir protéger les autres... Se pourrait-elle qu'elle soit membre du Cercle ? La situation lui plaisait de moins en moins. Il ne leur faisait pas entièrement confiance, pas après ce qui était arrivé à ses parents... Même en admettant cela, cette femme...
"A mes yeux vous n'avez rien de monstrueuse..." déclara-t-il soudain, ce à quoi elle répondit par un étrange sourire.
Lui-même fut surpris par la témérité de sa propre phrase. La force dont elle avait fait preuve pouvait aussi bien être celle d'un vampire ou d'un lycan, seules créatures connues du garçon, dont la force physique était anormalement élevée. Hormis cette faible déduction, il ne savait rien d'elle et pourtant il avait l'intime conviction qu'elle n'était pas dangereuse dans le fond. Mais peut-être parlait-elle simplement de ses ouvrages en évoquant les "autres" et non les habitants de la ville. Peut-être avait-il tout faux sur cette personne. Son jugement lui dictait le contraire. Ou bien souhaitait-il tellement voir cette femme comme une alliée qu'il se persuadait intérieurement qu'elle en était une ? Il interrompit là cette réflexion personnelle et l'écouta achever son discours. Cette fois-ci, les mots de la libraire lui mirent du baume au coeur. Elle ne semblait pas lui en vouloir pour l'incident du grenier, au point de lui interdire l'entrée de son domaine. Comment avait-elle deviné que cet endroit lui plaisait ? Il l'ignorait, comme beaucoup d'autres choses à son sujet. La jeune femme le dévisagea pendant un instant et Natsume lui rendit son regard. Là, dans l'atmosphère étouffée et silencieuse, où le temps semblait suspendu, elle demreurait, fière, entourée par tant de mystères. Le garçon esquissa un sourire. Vraiment, ce décor lui convenait parfaitement. Elle s'apprêta à descendre avant d'ajouter une dernière chose à propos des ouvrages qu'elle avait rapporté du grenier et disparut à l'étage d'en-dessous. Pendant qu'elle s'affairait à préparer du thé sans qu'il le soupçonne, Natsume réfléchit à son offre. Maintenant qu'elle connaissait sa véritable nature, il n'avait plus grand chose à cacher et, pouvoir en parler librement avec quelqu'un qui était, d'une manière ou d'une autre, sensible à sa détresse, ne lui sembla pas être une mauvaise idée en fin de compte. Un bruit contre la vitre attira son attention: la pluie fine qui l'avait surpris auparavant s'était transformée en un véritable déluge. Il grimaça. Décidément ! Le destin persistait à le garder ici. Vêtu comme il était, il s'imaginait mal repartir sous une telle averse et, après un bref soupir, se résigna à demeurer sur place. Il s'engagea à la suite de la louve et découvrit étonné, qu'elle avait disposé deux tasses, accompagnées d'une théière, sur le comptoir, faisant désormais office de table.
"Pour un "monstre", elle se montre bien attentionnée..." songea le garçon.
Il devait reconnaitre qu'avec un temps pareil, une tasse de thé serait la bienvenue. La détérioration extérieure l'avait mise, semblait-il, de bonne humeur, contrairement au jeune homme et cela l'irrita un peu. Il n'avait pas l'avantage mais il s'en moquait à présent. Il avait pris la décision de rester, autant s'en tenir là. Il se vit servir une tasse bouillante et la remercia poliment. Après qu'elle lui ait proposé du sucre, -ce qu'il déclina gentiment- il attendit qu'elle eut bu une gorgée ou deux de sa propre tasse. Puis, lorqu'elle lui parut visiblement satisfaite de son breuvage, il entama la conversation sur ce qui le préoccupait réellement, et ce, depuis qu'il avait mis les pieds ici.
"Pardonnez ma brusquerie mais pourriez-vous me dire ce que vous savez des malédictions comme la mienne ?"En même temps qu'il parlait, son regard s'arrêta sur les ouvrages qui paressaient silencieusement sur le meuble en bois. Il redoutait les secrets qu'ils renfermaient, secrets qui pouvaient ou non, garantir son salut. Même en sachant qu'il n'avait, pour le moment en tout cas, pas à rédouter une nouvelle apparition de la Darkness, il ne se rappelait que trop bien l'effet de tels livres sur elle. Dans un sens, il était reconnaissant à la jeune femme de lui interdire d'y toucher.
"Vous devriez savoir que le temps m'est compté à présent..." lâcha-t-il, non sans hésitation.
Il ferma les yeux. Il l'avait dit, enfin ! Il ne ferait pas marche arrière à présent, quelques soient les conséquences de son choix de faire confiance à cette jeune femme. Lorsqu'il les rouvrit, il fixa la louve droit dans les yeux. Son esprit demeurait troublé mais on pouvait lire la volonté de vivre dans son regard de braises. Pas un instant il ne cilla quand il prononça ses derniers mots:
"J'ai besoin de savoir, je veux me débarrasser de cette chose qui est un danger pour les autres et moi-même."