| par Invité Mer 22 Juil - 16:18
| Aline ne saurait dire exactement combien de temps elle resta là, prostrée devant son amie inconsciente. Tout autour d’elle n’avait plus la moindre importance. Rien. Le néant. Elle avait même réussi à oublier la présence de ses deux adversaires, qui eux n’avaient certainement pas oublié la sienne. Le visage de la jeune fille était inondé de larmes. Ces perles d’eau salée ruisselaient par centaines de ses yeux baissés avant de venir tremper la joue d’Aéris. D’un geste presque maternel, la jeune vampire essuya les joues de son amie. Avec une tendresse infinie, Aline serrait tout contre sa poitrine le visage endormi de sa seule amie, ne pouvant se résoudre à la lâcher. Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle se mettait à pleurer la perte d’une autre vampire alors qu’elle était restée stoïque devant tant morts. Lorsqu’elle avait tué son fiancé, ses parents, ses sœurs et tous les domestiques, elle n’avait pas versé une larme. Elle avait juste ressenti en elle la satisfaction malsaine de voir une froide vengeance réussir. Mais là, c’était différent. Comme si, Aéris avait le pouvoir de faire changer Aline. Comme si, avec elle la vampire sans pitié reprenait un peu d’humanité. Elle l’avait détesté, méprisé, mais maintenant qu’elle avait succombé, Aline regrettait tout ça. Et le plus douloureux, était qu’elle savait pertinemment qu’elle ne pourrait jamais lui demander pardon. Elle ne pourrait jamais effacer tout le mal qu’elle avait fait, elle l’aurait toujours sur la conscience. Ce sera sa croix. Et elle le savait.
Pendant qu’Aline pleurait toutes les larmes de son corps, le troufion s’était approché d’elle, bien décidé à avoir le dernier mot. Il allait la tuer, elle en était certaine. Lorsqu’elle sentit le métal froid du canon du pistolet contre sa tempe, elle releva légèrement la tête. Hoquetant et gardant les yeux baissés, elle attendait patiemment qu’il exécute la sentence. Elles avaient perdu. Elles devaient mourir. C’était comme ça la guerre. Tuer pour ne pas être tué. Après avoir assassiné sa comparse, il allait s’occuper d’Aline. Ce ne serait rien, juste une infime seconde. La balle transpercerait sa peau et viendrait se loger dans son crâne. En un rien de temps, elle aura rejoint le royaume des morts. Mais existait-il vraiment ce royaume ? Ou ce ne serait que le vide infini ? Qu’est-ce qui l’attendait après que la balle l’eut achevé ? Allait-elle disparaitre entièrement ? Ou resterait-il une part d’elle-même sur terre ? Personne ne serait là pour la pleurer, personne ne la connaissait. Elle sombrerait dans l’oubli, sans que personne n’y change rien. Mais ça lui était égal, elle ne voulait pas vivre ici sans Aéris. Elle était la seule personne qui eut gagné son affection, la seule personne qui pensait à elle et pour qui elle aurait donné sa vie. Comme Aéris l’avait fait. Elle allait mourir, et cela la laissait complètement indifférente. Autant en finir tout de suite.
Mais ça ne se passa pas comme prévu. Le troufion baissa son canon à la demande de son coéquipier. Il n’allait pas l’exécuter. Elle aurait la vie sauve. Visiblement, la faucheuse ne voulait pas encore d’elle. C’était la deuxième fois qu’elle échappait à la mort. Lentement, elle leva les yeux vers ses deux adversaires et leur lança un regard interrogateur. Ainsi, elle paraissait si jeune, si faible, si fragile. Ce jeune homme venait de lui sauver la vie, et elle lui en était tout particulièrement reconnaissante. L’autre n’aurait certainement pas fait la même chose. Et lui, elle le détestait.
Péniblement, elle se remit sur ses pieds. Mais le sol tangua, et elle s’écroula de nouveau. Maintenant que l’adrénaline du combat était passée, son épaule démise lui faisait souffrir le martyr. Apparemment, elle l’avait mal remise en place. Lorsqu’elle avait été projetée par deux fois dans les airs, en atterrissant elle avait sans doute reçu un coup à la tête. Car désormais elle voyait flou. Elle savait parfaitement ce que c’était, pour en avoir déjà eu une : une commotion cérébrale. Elle savait aussi que dans ces cas-là, il fallait lutter contre le sommeil comateux qui la gagnait peu à peu. La tête appuyée contre la terre molle, la demoiselle essayait tant mieux que mal de garder les yeux ouverts. Mais tout autour était flou, plongé dans une brume épaisse et de mauvais augure. Si elle restait là, étendue à terre, perdue dans les montagnes, personne ne la retrouverait. Elle mourrait ainsi près du corps de son amie. Ses yeux se fermaient lentement, malgré ses efforts pour lutter contre ce sommeil qui pourrait lui être mortel. Ses forces l’abandonnaient une à une, seule son épaule douloureuse lui permettait de tenir encore un peu, de rester légèrement consciente. Derrière ses paupières à moitié closes, elle revit le visage de sa mère lorsqu’Aline n’était encore qu’une toute petite fille. Le visage souriant d’Ellen. Puis, elle entraperçut, ceux de ses deux sœurs, deux adorables poupées blondes comme Aline. Venait s’ajouter à ça, celui du vampire dont elle s’était éprise. Elle ne pensait pas s’en souvenir aussi bien. Elle n’avait oublié aucun détail, elle le voyait comme s’il était là devant elle. Comme s’il la regardait dormir. Comme si pendant qu’elle sombrerait dans le néant, il veillerait sur elle comme sa mère avait veillée sur elle, petite. Elle eut même l’impression de sentir la main fraîche de sa mère contre son front, comme elle avait l’habitude de le faire lorsqu’une de ses filles était malade. Et cela apaisait toujours Aline, cela parvenait même parfois à calmer ses délires, et elle s’endormait tranquillement persuadée que sa mère veillait sur elle. Les images n’avaient plus aucun sens, elles se superposaient les unes aux autres, se déformaient et s’envolaient comme un long ruban impossible à rattraper. Aline revoyait les visages aimés, mais aussi sa maison, sa chambre d’enfant, ses vignes, ses courses poursuites avec le fils du voisins, les soirées mondaines, le visage jaloux des autres jeunes filles, le rire sonore de ses soupirants, l’odeur enivrante du vin que son père produisait, la douceur des plats de la cuisinière, la figure sévère de sa gouvernante, les coups sur les doigts qu’elle recevait, la difficulté qu’elle avait à apprendre à écrire, le visage de son fiancé, le moment où il lui avait offert sa bague, leurs promenades au bord du lac, l’odeur d’alcool et de cigare qui flottait dans le bureau de son père, la splendeur des robes qu’il lui offrait, le regard haineux de ses sœurs, les caresses de sa mère, la douceur des draps de sa chambre, les couleurs au mur, la coiffeuse dans laquelle elle cachait les bouteille de vin piquées chez son père, son journal où elle inscrivait maladroitement ses pensées et qui était ensuite lu par son père pour les surveiller … Elle revoyait sa vie d’avant, alors qu’elle était encore âgée de seulement une quinzaine d’années et qu’elle n’était pas encore devenue le monstre sanguinaire que nous connaissons maintenant. C’était une période qu’elle s’était forcée d’oublier mais qui lui revenait en pleine figure comme un boomerang maintenant qu’elle ne pouvait plus contrôler ses pensées enchevêtrées. Tout ceci, elle s’était résolue à l’effacer de sa mémoire, car cela représentait une période trop heureuse, trop insouciante et elle avait peur que cela lui bouffe l’existence. Car elle savait que c’était le passé, et qu’il ne fallait jamais l’évoquer. Il nous ensorcèle à tel point qu’on en perd le goût de vivre. Mais on n’oublie pas aussi facilement son enfance, même si on le désire sauvagement. Aline se revoyait pousser la lourde porte d’entrée de chez elle et dévaler en riant aux éclats la colline sur laquelle était construite sa maison, ses jupes blanches au vent et les bras étendus comme les ailes d’un oiseau. Elle devait avoir quatorze ans à cette époque, et elle se laissa rouler dans l’herbe jusqu’au bas de la colline avant de se relever les cheveux pleins de brins d’herbe et de crier à sa plus jeune sœur de venir la rejoindre. Elle se souvenait très bien de cette journée de 1834, surtout de petits détails infimes. Elle se souvenait par exemple de porter déjà un corset qui lui enserrait la taille et l’étouffer à moitié. Elle se souvenait être vêtue seulement de sa robe de corps blanche, dont les jupons de dentelle dépassaient. Elle courait pieds nus, se fichant du regard des viticulteurs qui travaillaient dans la vignoble. Elle était juste à moitié habillée, n’avait pas encore passée sa robe aux manches bouffantes et à la taille si serrée qu’elle l’empêcher de respirer. Il faisait si beau ce jour-là, et elle pouvait encore profité de sa jeunesse et de son insouciance. Le ciel était bien bleu, et il commençait à faire assez chaud. L’herbe était verte, l’air pur et la vie belle. Comment avait-elle pu songer à oublier ces moments-là ?
Alors que la jeune fille se replongeait dans le passé, les yeux clos et un sourire aux lèvres, elle sentit son corps être soulevé de terre et être posé lourdement sur l’épaule de quelqu’un. Mais voilà que le songe s’envolait comme un long ruban doré impossible à rattraper. Doucement, le souvenir de cette journée s’estompa, le visage de sa sœur Madeleine aussi, le ciel bleu devint noir d’encre, et le rire des ouvriers s’éloigna. Aline reprenait conscience, car elle être balloté comme ceci ravivait sa douleur à l’épaule. En étouffant un gémissement de douleur, elle essaya de se dégager. Heureusement pour elle que cette douleur se soit réveillée, sinon elle aurait sombré dans une sorte de coma. A force de se tortiller, elle parvint finalement à faire lâcher prise de celui qui la transportait. Elle atterrit difficilement sur ses pieds, prête visiblement à tout moment de s’écrouler à nouveau. Elle se raccrocha au bras de celui qui la tenait, incapable de se souvenir qui c’était. Elle voyait juste son visage à moitié noyé dans une brume grisonnante. Il lui semblait le connaitre, mais elle n’arrivait pas à retrouver qui c’était. Les souvenirs lui revenaient lentement, et elle décida de suivre cet individu qu’elle ne reconnaissait pas. Elle le dévisagea avec des yeux hagards, incapable de savoir si elle devait lui faire confiance. Mais décidant quand même de le suivre, elle se mit en marche difficilement, tenant à peine sur ses jambes et s’agrippant de toutes ses forces à ce bras inconnu de peur de tomber une nouvelle fois. Elle ne voyait presque rien, tout était enseveli dans un brouillard inquiétant, mais elle en vint finalement à se dire que c’était sa seule chance de survivre que de suivre cet homme, qui semblait porter quelqu’un dans ses bras. Avant d’arriver à leur destination, elle s’évanouit de nouveau, sombrant cette fois pour de bon dans les bras de Morphée.
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