Pendant que Natsume était à la recherche du souffle de ses poumons, l'élémentaire dardait son regard vers la ville et ses nombreux bâtiments. C'était comme le jour de sa naissance, le même sentiment contournait son cœur pour l'enfermer dans une cage. À la vue de la grisaille des demeures de la cité, le cerveau du jeune homme s'embrouilla discrètement et son muscle cardiaque sembla se dissimuler sans un bruit. Si une forme de chagrin était toujours présente quand il faisait la comparaison entre la ville et la forêt, le fond de son émotion n'était plus aussi dramatique. Après tout maintenant, et depuis bientôt deux mois, une jeune femme partageait sa vie et transformait son quotidien en un moment plus que beau. Oui, Eleonor Doherty était une lumière qui rendait l'obscurité moins dense, elle était le sucre qui rendait la saveur de la vie plus douce, elle était un phare qui dans la nuit était son guide à lui, navire perdu dans l'immensité du monde. L'ancienne doctoresse était toutes ces choses à la fois, et l'élémentaire avait au fond de lui l'espoir qu'il en était de même pour elle. Il avait la profonde et impalpable envie d'être une force pour la jeune vampire, quand sa forme était absente ; il voulait être un souffle quand l'air lui manquait ; un ami quand elle avait besoin de se confier ; un coussin quand elle voulait se reposer ; un amour quand la vie était trop compliquée. Alors qu'il clignait des yeux pour dissimuler ses iris à un dernier rayon de soleil, il plongea ses mains dans ses poches tout en soupirant. Une nouvelle bouffée d'air et les choses allaient encore évoluer.
« Hein ? »Il se retourna pour observer Natsume, qui semblait ne pas avoir entendu avec précision sa remarque. Sans le quitter des yeux il songeait à la vie du jeune homme, à l'apparence de son quotidien. Quelle vie pouvait-il bien avoir, avec au fond de son âme la sombre présence d'Elisabeth ? Quelle joie pouvait-il éprouver, quand dans les recoins de sa conscience, les hurlements de souffrance de la Darkness se faisaient entendre ? Les journées de son ami n'étaient probablement pas constituées d'un paquet d'optimisme et de détente. Mais au fond, qui pouvait bien se vanter de vivre une vie éloignée de tout traumatisme ? Après tout chaque personne dans cette ville semblait cacher un passé de chagrin et d'épreuves. Réalisant dans son regard que l'humain venait de comprendre le sens de sa question, il n'ajouta rien et attendit sa réponse en respirant délicatement, nullement inquiet de Rod Hartmann et de son improbable retour : c'est que le bois est une chose qui cogne fort. Non, son appréhension n'était pas celle d'un danger qui pouvait revenir, mais celle d'un pouvoir qui encore n'était pas assez maîtrisé. Bien entendu il était relativement fier de sa prestation auprès du lieutenant, là n'était pas le soucis ; mais il s'en voulait de ne pas avoir réagi assez vite.
*Quelle sombre idée..* pensait-il
*de s'être lancé vers son bras en lui demandant d'agir en homme de bien..*, alors qu'il savait déjà de quoi il était capable. C'était comme tenter de raisonner un taureau qui venait de subir les avances de son torero, on ne pouvait raisonner une bête qui voulait tuer.
« Non, ça va aller je crois. Par chance, je n'ai rien de cassé, simplement quelques bleus pour les jours à venir... Aïe ! »Au petit
Aïe de son ami, l'élémentaire grimaça en silence. Il avait bien du mal à envisager que les dégâts de Natsume soient aussi légers, mais d'un autre côté il ne pouvait certainement pas savoir comment il encaissait réellement la douleur. Il l'observa toujours en silence quand il passa la main sur ses côtes, lâchant une seconde plainte dans le vent. Tout en détaillant l'hôte de la sombre Elisabeth il songea à Leann, jeune femme rencontrée au détour d'une ruelle. À nouveau donc, une personne dans un état peu enviable ne voulait pas se diriger vers l'hôpital. À contrecœur il se demandait s'il devait décider d'approuver sans piper mot.
« Vegeo, on ne peut pas rester ici et prendre le risque qu'il nous retrouve. Est-ce que... Tu veux venir chez moi ? Je suis en colocation mais ça ne posera pas de problème je pense. »La structure médicale de l'Avventura devait avoir une bien mauvaise réputation, pour qu'autant de personnes s'évertuent à l'éviter. Toujours silencieux, il observa Natsume pendant deux brèves secondes, jaugeant son état de santé et se souvenant des coups offerts gracieusement par le lieutenant Hartmann. C'était un lycan, il ne s'était pas spécialement retenu lors de cette confrontation. Même si sa forme était humaine, sa force était probablement bien plus importante que celle d'un simple bipède sans pouvoirs défensifs. Que devait-il penser ? Il songea une nouvelle fois à Leann et à son refus catégorique de se rendre vers l'établissement hospitalier ; Natsume aussi avait-il une bonne raison ? Probablement. Bien que contraire au geste, il accepta tout de même d'un discret mouvement de tête. Toujours en soutenant le regard de son ami, curieux, il décida de lui faire confiance. Si concrètement il n'était pas convaincu le moins du monde, il envisageait tout de même le fait que le jeune humain savait ce qu'il faisait. Puis de toute façon il devait mener son combat contre Elisabeth, à sa façon, il n'allait sûrement pas s'autoriser à mourir suite aux blessures de cette rencontré infortunée. À sa précédente proposition il ajouta une phrase qui ne manqua pas de proposer à l'élémentaire tout un panel d'émotions soudaines, qui se mélangèrent dans une peinture bien originale. Optant d'abord pour un air dérangé - parce que c'était généralement son habitude de s'inquiéter du sort des autres ; il glissa ensuite vers un visage bien plus serein. Son interlocuteur se souciait moins de son état de santé et plus de celui de Vegeo, ce qui était paradoxale quand on faisait une rapide comparaison de leurs corps en ce moment ; d'autre part il était heureux de constater son importance aux yeux de l'humain. Pourquoi ce sentiment positif ? La réponse était bien simple : pouvait-on réagir autrement quand on était seul depuis sa naissance ? Pouvait-on vraiment ne pas être touché par le fait qu'en fin de compte, on était pas qu'une ombre de passage dans le quotidien de nos rencontres ? Question rhétorique que celle-ci. Il détourna la tête d'un air faussement touché et balaya l'air de sa main, comme pour chasser la remarque de son camarade.
"C'est bon, c'est bon.." répondit-il de manière évasive, en réprimant sans trop de succès un sourire naissant "Allons-y plutôt, avant que le soir ne tombe.."
Emboîtant le pas à Natsume, Vegeo s'enferma dans un silence profond pendant le trajet. Les rues n'étaient pas vides, mais pourtant il avait la sensation d'entendre l'écho de leurs pas se répercuter sur la paroi des immeubles alentours ; une zone de silence s'était enroulée autour d'eux et même si les rumeurs de la ville étaient nombreuses, il avait au fond de l'âme la presque-certitude de marcher dans une église. Tâchant de ne pas trop se perdre dans ses pensées, il baladait son regard du sol à la nuque de son ami, tout en songeant..songeant..songeant. Observant les cheveux blancs qui se balançaient devant lui, au rythme d'une démarche un peu irrégulière, il se posait de nombreuses questions. Pourquoi ces actions malfaisantes de la part de la Darkness, sur le corps de son hôte ? Pourquoi s'être isolé seul dans la forêt ? Pourquoi ce manque de réactivité face au danger représenté par le lieutenant ? Pourquoi ce combat inévitable contre Elisabeth ? Mais surtout, et plus que tout, la question était
"Comment ?" Oui, comment. Comment Natsume pouvait savoir des choses sur Saphira ? Comment était son lien avec cette personne ? Ce duo de questions occupa l'élémentaire pendant un bout de chemin, jusqu'au moment où la porte de la demeure de l'humain coulissa sur ses gonds. Trop plongé dans ses pensées, il sursauta doucement quand son ami s'annonça. Il cligna des yeux et entra dans l'appartement, amusé par sa propre réaction et par cette étrange habitude de son camarade. Il fallait avouer qu'Eleonor et lui-même ne suivaient pas vraiment les mêmes rythmes journaliers : préciser qu'il venait de rentrer n'était donc pas chose courante. Posant son attention dans les moindres coins et recoins de la pièce dans laquelle il se trouvait, il se souvint de quelque chose. Une étrange sensation s'installa dans sa conscience. Il regarda vers la porte d'entrée, puis vers Natsume qui pointait du doigt un encadrement non loin de là.
« Tu veux boire quelque chose ? »Le regard perdu dans le néant, le cerveau en recherche d'un souvenir bien précis, il balbutia sa réponse au lieu de la rendre bien audible.
"Je..oui je.." commença-t-il "..pourquoi pas.." toussa-t-il ensuite, tout en se dirigeant vers l'endroit indiqué.
Il chercha une image particulière, en se remémorant le trajet qu'il venait de faire. Il se souvint donc des routes, des immeubles, des bruits..puis se retourna vers la porte d'entrée, le visage pâle. Cet appartement, ce n'était pas justement...?
*Mais..ici c'est..c'est l'endroit où je suis venu avec Leann, cette nuit-là ?!* songea-t-il.
Sans trop se laisser le temps de penser, il se dirigea vers ce qui était en fait une chambre..avec dans la tête une nuée de questions. Le destin était-il vraiment farceur à ce point ? Le hasard était-il donc si joueur ? L'élémentaire se gratta la tête en entrant dans la pièce de l'humain. Entre Elisabeth et Vegeo un lien invisible existait pour sûr ; maintenant un autre fil se tissait entre lui et l'hôte de la Darkness. Bien entendu c'était une coïncidence mais..c'était déroutant. Il rangea ses pensées dans un coin de son cerveau et regarda autour de lui, observant l'endroit où se déroulaient les nuits de Natsume et de sa compagne non-désirée. Avant de s'asseoir sur le lit et sans trop se poser la question de la courtoisie - il fallait avouer qu'il était perturbé par la situation - il nota une radio qu'il alluma par instinct. Pendant que le matelas accueillait les formes de l'élémentaire,
quelques notes vibraient déjà dans la pièce. Ses iris vagabondaient dans un endroit de lui seul connu, ses pensées étaient ailleurs ; Vegeo frissonna doucement. Il songeait à ses rêves, à Elisabeth, à Natsume ; il songeait à ses cauchemars, à Saphira, à son présent et son avenir ; il était inquiet de trouver une réponse aux questions de son camarade ; il était chagriné par son propre manque de puissance et de sagesse dans cette situation. Soupirant un bon coup, il recula sa tête et regarda le plafond en détaillant les mystères qui encore se bousculaient. Le lien avec Saphira, le lien avec Leann ; l'avenir d'un humain, l'avenir d'une Darkness ; devait-il questionner son ami pour trouver les réponses ou rester muet ? Le son d'une personne arrivant dans la chambre se présenta et alors que Natsume entrait, Vegeo se levait. Dans le vert de ses iris se dénotait un besoin intense : celui de savoir.
"Elle voulait me tuer..Saphira..." avoua-t-il dans un murmure "..c'était en Octobre..." ajouta-il alors que ses yeux s'embuaient sans pour autant laisser place aux larmes, qui depuis la rencontre avec la Darkness n'étaient plus les filles d'un simple chagrin.
Il s'abandonna et confia son passé pour la première fois. Sans laisser à son hôte le temps de rétorquer il détailla son histoire. Il raconta son départ de la ville après le passage à l'hôpital, le jour de sa naissance ; il raconta son isolement dans la forêt pour maîtriser ses pouvoirs et sa découverte d'un fait important : il était un élémentaire ; il raconta son retour en ville et sa rencontre avec une jeune femme qui s'était proposée de l'aider. Cette jeune habitante de l'Avventura, c'était Saphira. Dans une ruelle elle s'était montrée sous sa véritable apparence, jouant avec sa vie et son avenir. Puis un homme était arrivé pour le sauver, un policier, le frère de Rod Hartmann ; il était mort. Vegeo qui ne pouvait pas utiliser ses pouvoirs - on ne trouvait pas beaucoup de plantes en ville - s'était retrouvé impuissant. Chargeant le corps de son sauveur sur son dos, en proie à la folie, il s'était éloigné doucement de la Darkness, qui s'était amusée à le taillader de sa lame, pour ensuite lui imposer des visions d'horreur en boucle : la mort de l'agent principalement. Il parla du moment où la faucheuse, porteuse du point final de nombreuses vies, s'était dirigée vers lui, posant ses lèvres sur les siennes pour un dernier baiser ; il parla de son envie profonde d'en finir et de sa seule certitude sur l'instant, celle qu'il ne méritait que de mourir de la main de la Darkness, parce que tout était de sa faute. Il lui expliqua l'aide d'un simple rayon de soleil, sa fuite avec le corps inerte du policier, le retour de Saphira quelques instants plus tard. Il termina en lui racontant en détail l'intervention des forces de l'ordre, puis leur anéantissement par la meurtrière : les corps démembrés, la mare de sang dans laquelle il s'était retrouvé paralysé, traumatisé, hurlant sa détresse et sa folie. Finalement il confia le début d'une séance de torture dans les locaux de la police, par le lieutenant Rod Hartmann qui était le premier arrivé sur les lieux et qui voulait savoir qui était responsable de la mort de son frère.
Ses pupilles étaient maintenant minuscules, son corps tremblait doucement : une crise d'angoisse venait frapper à la porte ; son âme perdue dans le vague se déchirait à cause du retour de ces souvenirs douloureux. Il regarda Natsume pendant quelques secondes, avec sur le visage l'ombre de la folie de cette sombre journée, puis cligna des yeux et se posa sur le lit, sans un mot, tournant la tête et toussant pour reprendre contenance. Alors que ses frissons s’amenuisaient lentement et qu'il calmait son angoisse profonde, il attendait la réaction de son camarade. Le silence était à présent maître de la pièce oui, mais pour combien de secondes encore ?