Dans la clairière la légère brise s'était évanouie et maintenant l’atmosphère qui régnait n'inspirait à l'élémentaire que la douceur de l'après-midi qui se terminait. L'odeur de la végétation qui les entourait commençait à s'éparpiller par-ci par-là, offrant des senteurs originales aux deux personnes présentes. Le ciel, lui, se colorait peu à peu d'orange, indiquant que le soleil enfilait de nouvelles teintes qui prévenaient les plus attentifs que la soirée viendrait les visiter dans quelques heures. Autour d'eux, le silence bienfaisant des forêts s'était imposé. Le cadre était donc plus propice à la sieste qu'au débat. Néanmoins, malgré l'ambiance relaxante omniprésente, Vegeo et Jilan semblaient rester insensibles, plongés dans une dimension où la seule chose qui comptait désormais était la vérité sans fioritures qui se cachait derrière ce qu'était la vie et son sens profond.
Les deux se jugeaient du regard. En quelques minutes seulement les révélations avaient fusé dans tous les sens. Ici l'on parlait de vie, de mort, de bien, de mal, d'existence et de non-existence. Si le débat était complexe, les réponses étaient probablement simples mais restituées de sorte à immiscer le doute dans les deux esprits. Avant la vie, après la mort, l'élémentaire s'interrogeait sur les deux extrémités en se faisant la remarque de l'importance de ce qu'il y avait au milieu. Et entourant ce tout de questions, une dominait toutes les autres: pourquoi? quel était le sens de tout cela? quelle était la raison de l'existence de ces multiples plans superposés les uns sur les autres?
En terme de curiosité, les deux côtés semblaient intrigués et une saine perplexité se faisait maitresse des idées de l'élémentaire. Sa formulation n'était pas aussi exacte qu'elle aurait dû l'être. Après tout, pensait-il, il savait ce qu'il y avait avant
sa vie, il savait la forme qui était celle de la Nature, cachée aux yeux de tous, et quel était son mode de fonctionnement. Mais avant la vie des
autres, avant l'existence des vivants et après celle-ci, les choses étaient-elles identiques ou différentes? il n'y avait qu'une seule façon de le savoir: attendre la réponse de Jilan.
« Vous vous adressez à la mauvaise personne. Laissez-moi vous dire qu’après la mort, il n’y a rien. Seulement le vide et un silence interminable. Ayant déjà connu cette sensation, je présume qu’il en est de même pour ce qui se trouve avant la vie. A moins que… »
Sans faire attention au ton froid de interlocuteur, il pencha légèrement la tête, intéressé par sa nouvelle révélation. Le vide. Pendant un instant ses yeux s'illuminèrent. C'était ce qui attendait les vivants seulement ou alors était-ce une règle qui s'appliquait au monde entier? non, c'était impossible. Lui avait vécu les choses de façon différente, il avait ressenti les choses de façon différente, il avait
vécu avant d'exister. Enfin, des parties de lui avaient vécu.
« A moins que vous ne soyez qu’une conscience ayant investi un corps humain dans le seul but de vous libérer de la prison qui vous contenait jadis en tant que telle. Sinon, comment auriez-vous pu affirmer exister avant même d’être né ? »
Au son de ces mots, le sourire discret de l'élémentaire s'étira légèrement. Il regardait à présent Jilan d'un air enjoué. Il voyait les choses de manière si catégorique.
Une conscience, une
prison? il était bien loin de la vérité, il se trompait sur toute la ligne. Tout d'abord sur sa conscience, mais l'erreur de jugement était pardonnable. Avant de naître, il n'était pas une conscience, il n'était rien. Quand l'esprit et Calions se faisaient face, il n'existait pas, quand ils fusionnèrent, il n'existait pas, quand une lumière avait illuminé la forêt de son aura, sa conscience n'en était qu'aux prémices de l'existence. C'était simplement à ce moment là, genoux à terre, prostré sur lui-même, les muscles douloureux, le sang recouvrant son corps, que celle-ci avait commencé à exister. Et encore, ce qu'il avait été pendant les premières heures de sa vie n'était qu'une altération constante au niveau de la stabilité de son âme, donnant le corps tantôt à l'esprit tantôt à l'humain, les deux n'ayant pas encore totalement trouvé un équilibre qui leur permettrait de se lier pour plonger dans le néant à jamais, lui donnant naissance. Il se trompait aussi quand il affirmait qu'une prison l'avait un jour retenu contre son grès. Le plan d'existence des esprits de la Nature était au-delà de la simple considération d'emprisonnement ou de liberté.
Ses jambes le démangeaient, engourdies par l'immobilité constante lors du débat. C'est en se dirigeant vers un arbre qu'il répondit à Jilan.
"Je n'ai pas toujours été qu'une seule et unique conscience, et jamais je n'ai vécu dans une prison, même si - qui sait? - vous pourriez peut-être décrire l'endroit d'où je viens comme en étant une."
Il posa sa main contre un des arbres qui était en bordure de la clairière pour s'asseoir tranquillement, non sans s'être étiré légèrement avant. Il posa son dos contre l'écorce en poussant un soupir de soulagement. Mère-Nature n'avait pas fait preuve de clémence en le rabattant sur le sol avec autant de violence, et à de nombreuses reprises.
"Je vais vous expliquer" ajouta-t-il en levant ses yeux vers les sommets des arbres, il allait verbaliser les pensées qui s'étaient imposées chez lui depuis le début de la conversation. "Il semblerait donc - d'après ce que vous affirmez - que différentes strates composent notre monde, chacune bien distinctes et pourtant toutes liées."
Il resta silencieux pendant au moins deux secondes. Comment présenter les choses?
"Il existe une strate pour les esprits de la Nature, ceux-ci vivent dans un monde qui n'est pas accessible aux vivants - ou anciens vivants - du moins d'après ce que j'en sais." fit-il en jetant à Jilan un coup d'œil explicatif.
"Ceux-ci sont chargés de s'occuper de la Nature, sous tous ses aspects. Ils sont neutres et s'organisent autour d'un rôle de gestion uniquement, ils sont incapables de prendre position et ne vivent qu'à travers et pour leur devoir. Néanmoins, des altérations semblent possibles: sous l'influence de forces magiques extrêmement puissantes, d'un bouleversement important au niveau du champ énergétique auquel ils sont habitués, ils peuvent muter et se doter d'une conscience - même si la validité du terme est assez relative - ce leur permet d'orienter des jugements et de prendre des décisions, celles-ci étant cependant toujours et uniquement basées sur la préservation de l'environnement."
Il fit une courte pause. L'explication semblait concise.
"Ils sont capables alors de se diriger vers un second plan d'existence. Dans celui-ci se trouvent des âmes n'ayant pas de destination précise. Je dois avouer ne pas savoir grand chose sur ce niveau hormis le fait que la conscience des anciens vivants y est préservée."
Il expliquerait probablement plus tard comment il était né, autant procéder dans l'ordre et ne pas risquer de se confondre les idées.
"Nous avons ensuite une strate d'existence pour les humains vivants. C'est dans celle-ci que nous sommes en ce moment."
Il prit un instant de réflexion, pour se demander où se situait exactement la plan de Jilan, qui était composé de vide et de silence.
"Et finalement eh bien, nous avons le lieu où vous avez été pendant si longtemps, un lien où les âmes semblent patienter, totalement coupées du monde et de son espace-temps, en attente d'une renaissance sous une forme de Lightness, de Darkness où..d'autre chose."
Il porta son regard vers le vide, les yeux voilés en se rendant compte que le nombre de niveaux d'existence en était presque aberrant.
"Pour ce qui est de la fin et du début, nous avons donc deux hypothèses possibles: soit avant la vie et après la mort, pour le reste des âmes, il n'y a que le néant. Soit-il y a quelque chose d'autre que nous sommes incapables de percevoir." fit-il perdu dans ses pensées.
"Toutes ces strates, connues et inconnues, superposées et unies formeraient tout ce qui est dans ce monde et - ce ne serait pas impossible - tout ce qui a été et tout ce qui sera."
Il était temps de passer à la conclusion et d'expliquer ce que
lui était.
"Pour ma part je viens de deux d'entre elles en quelque sorte. Lors des trois jours sombres un esprit naturel s'est éveillé à la conscience, il a cherché comment sauver sa forêt et s'incarner en humain. Pour ce faire il s'est exilé des bois pour chercher une âme errante avec laquelle il pourrait fusionner pour naître. Et il l'a trouvée."
Il se frotta les yeux un court instant, fatigué de raisonner autant. D'habitude il se contentait de vivre simplement, dégageant de son esprit tous les parasites que la pensée pouvait faire naitre.
"Après plusieurs mois, dans le nouveau corps, les deux esprits se sont effacés complètement pour donner naissance à une entité stable et unique."
Il bailla, lassé de ce long monologue qui s'était imposé et regarda Jilan.
"Je suis le résultat de cette union."