Aucune lumière n’émanait de la fête foraine cette nuit-là. Comme mus par un accord tacite, les forains avaient contraints leurs manèges de bois au sommeil, ce qui donnait au tout, une sinistre allure d’abandon. La nuit battait son plein, approchant puis dépassant minuit sans un regard en arrière. En pleine semaine, rares étaient ceux qui foulaient encore le sol, affrontant l’air frais nocturne, bien à l’abri sous leurs vestes. Quelques ombres furtives et mouvantes se faisaient apercevoir ci-et-là. Mieux valait ignorer leurs desseins. C’était en tout cas ce que faisait la jeune fille, éternelle rêveuse. Délestée de la charge habituelle que le vieux forain lui avait confiée, Alice se trouvait à présent désœuvrée. Enfin, le terme n’était pas vraiment exact. Elle ne se lassait pas de parcourir la ville en long, en large et en travers. Avec ou sans chaussures d’ailleurs. Cela lui était égal. Elle n’avait pas d’opinion là-dessus, comme tout le reste en fait. N’étant pas tellement fatiguée de ses journées, la petite darkness se retrouvait une fois de plus en train de patrouiller en ville, fuyant le sommeil. Elle n’avait pas conscience des dangers de l’Avventura une fois la nuit tombée. Ses pas la conduisirent jusqu’au parc, lui aussi plongé dans l’obscurité la plus totale, à l’exception des quelques endroits pourvus de lampadaires éclairant d’une lueur blafarde les sentiers sous leur coupe. Ce n’était certainement pas la nostalgie qui la motivait à se rendre à cet endroit précis. Peut-être que ça aurait dû l’être, après tout, elle appréciait de travailler à la fête foraine. Même si ça ne se voyait pas sur son visage. Enfin, difficile de savoir ce qui lui plaisait ou non de toute façon…
« Hé ma mignonne, regarde un peu par ici ! »L’exclamation bourrue sous couvert d’ordre indirect suivit aussitôt le sifflement appréciateur qui rompit le silence, traversant celui-ci de part en part. Docilement, Alice tourna la tête en direction du trio d’hommes mal habillés qui la reluquaient sans vergogne. En même temps, une mineure vêtue telle un gothique pour des individus qui avaient tendance à tout confondre faute de connaître chaque style vestimentaire, ça ne passait pas inaperçue ! Et rien de tel pour amuser un peu quelques SDFs un peu trop ivres, pensant certainement pouvoir passer du bon temps avec elle. Au sens figuré, comme au sens propre. La petite darkness ne fut pas longue à être encerclée par les trois hommes. Malgré tout, elle ne bronchait toujours pas. Y compris lorsque l’un d’entre eux passa maladroitement son bras autour de la taille de la jeune fille. Enhardi par son exploit, il se risqua même à remonter sa main droite, pressant le sein gauche de sa cible. Passablement déçu du peu de poitrine de l’intéressée, l’homme jeta un regard ne laissant aucun doute sur ses intentions à ses complices.
« Pas d’pot, c’est une vraie planche à pain. Mais j’sens qu’on va pouvoir tirer un coup les mecs ! »Tandis qu’il parlait, Alice sentit son souffle chaud sur sa nuque. Elle pouvait sentir le désir sexuel malsain qui gagnait rapidement tout l’être de l’inconnu, en même temps que la respiration de ce dernier se faisait plus saccadée.
« Laisse-moi jouer avec eux. »
La volonté de la petite darkness s’effaça devant l’ordre silencieux du démon. Il savait que la partie était déjà gagnée pour lui. Et un trio si proche, avec personne à proximité, ce serait dommage de les laisser s’amuser sans lui… Raph poussa un beuglement de surprise lorsque le liquide noirâtre glissa sur sa main baladeuse. Dans une succession de mouvements désordonnés, il se recula de la jeune fille, fixant cette dernière, d’abord avec dégoût, puis avec une terreur sans nom à mesure que la manière noire se mouvait autour de l’inconnue, l’enveloppant entièrement. Ses compères suivirent le mouvement de recul, surtout quand à l’endroit exact où se trouvait Alice quelques minutes plus tôt… Plus rien ne subsistait ! Volatilisée la gamine gothique ! Ce qu’ils ignoraient, c’était le fait que le démon avait déjà bondi, dès l’instant où il s’était senti pleinement en possession de ses moyens. Son corps, sa partie de chasse. Les esprits troublés par l’alcool ne le virent pas agir, encore moins lorsqu’il retomba derrière le pauvre Raph. L’homme se vit soulever de tête, les deux bras pris en étau dans la poigne de fer de la créature, laquelle tirait de plus en plus. Aux plaintes, se succédèrent les cris de douleur, tirant ses compères de leurs mortelles léthargies. Aucun d’entre eux ne vit la résistance des os et muscles de Raph céder face à la traction que le démon exerçait sur eux, ni comment l’homme se fit brutalement broyé la tête au passage, évitant ainsi à son corps de retomber mollement sur le sol.
« C’est ça ! Courez ! Fuyez ! Hurlez ! Suppliez ! »Sitôt qu’il eut recraché la dépouille de sa première victime, la créature encouragea les fuyards. Elle sentit les décharges électriques de l’adrénaline parcourir successivement sa colonne vertébrale tordue. Elle voulait bien leur laisser quelques secondes d’avance, pas plus. Le temps pour elle de se passer la langue sur ses babines. Puis elle se lança à leur poursuite. Les malheureux n’avaient aucune chance. Même aveugle, le démon percevait les battements affolés de leurs cœurs, le bruit de leur course, leurs hurlements désespérés en écho à ceux de Raph. Pensaient-ils que quelqu’un leur viendrait en aide ? Dans ce trou à rats ?
« Pas de police en vue mes mignons ! »En un bond, elle rattrapa l’un des deux hommes, le fauchant net dans sa course alors qu’elle arrachait la totalité de son flanc gauche dans une détente de bras griffue, emportant la jambe du malheureux au passage. Elle ne s’attarda pas sur son sort, prenant tout de même soin d’écraser la gorge de l’homme qui s’était retourné dans un vain espoir de protéger ce qui restait de sa personne. Dire qu’il aurait pu tranquillement mourir d’une hémorragie, voilà qu’elle lui pulvérisait la trachée d’une pression du pied, faisant presque jaillir les yeux de sa victime sous la force qu’elle mit dans sa manœuvre.
Malheureusement pour elle, sa dernière cible avait profité de la mise à mort des deux autres pour prendre de l’avance. Il espérait encore lui échapper ? Le démon reprit sa traque, ne mettant pas plus de quelques minutes à dénicher le malheureux qui avait tenté de se cacher dans un buisson.
« Game over ~ » susurra-t-elle, impitoyable.
L’homme s’éteignit dans un dernier hurlement de terreur, avant que la gueule béant ne se referme sur sa gorge, broyant celle-ci et étouffant son cri de détresse dans un immonde gargouillis. Le démon s’autorisa une petite pause victorieuse, dévorant sa proie, toujours vivante mais plus pour longtemps, avant de s’immobiliser, les membres soudain raides. Elle releva la tête, la gueule pleine de sang et de fines branches arrachées lors de l’ultime assaut. Malgré sa ressemblance avec une parfaite statue, la créature étudiait les alentours. Elle avait entendu quelque chose. Une patrouille aurait fait plus de bruit que ça. Alors qu’est-ce que c’était ? Un nouveau craquement lui fit tourner la tête dans la direction d’où provenait le son. Un faible grondement lui échappa, certainement imperceptible pour la chose à l’origine du craquement, étant donné la distance qui les séparait. Le démon se basait sur son ouïe, très développée en raison de sa cécité. Le vent lui apporta alors une odeur étrange. Familière et en même temps désagréable. Mais attirante malgré tout. Une odeur perturbante en réalité. Parce qu’elle n’avait pas le souvenir d’en avoir perçue une similaire depuis qu’elle avait mis les pieds dans la ville. La créature se désintéressa complètement de sa proie et se dirigea lentement vers l’origine de cette nouvelle odeur. A plusieurs reprises, elle hésita légèrement sur la direction à prendre. L’odeur du sang et plus lointaine, celle de la peur éprouvée par les trois hommes, venaient titiller ses narines, comme pour la détourner de sa voie. Ce qui lui donna encore plus envie de planter ses crocs dans l’origine de cette odeur. Bientôt, elle perçut celle de l’écorce, âpre, rugueuse, comme au toucher. Un arbre ? Sa nouvelle cible tentait de se cacher derrière un arbre ? Le démon émit un grognement approbateur et amusé. Il regrettait de ne pas pouvoir contempler le visage terrorisé de ce qui tentait de se soustraire à son petit jeu morbide. Comment devrait-il procéder ? Arracher l’arbre d’un coup de pattes ? Ou jouer encore un peu ? La créature colla son front contre l’écorce du paisible végétal, renâclant et soufflant contre l’arbre. Elle voulait sentir la peur. Avant qu’elle ne se lasse et passe à l’attaque. Malheureusement, le vent tourna à cet instant, dissipant instantanément l’odeur si intrigante. Le démon se figea de nouveau, avant de décoller son front avec un grognement de frustration. Elle s’en retourna d’où elle venait, sans un regard en arrière. Mais au lieu de s’arrêter au niveau du buisson dans lequel dormait son dernier repas à base de viande froide, la créature dépassa sobrement celui-ci, pour disparaître de l’autre côté de la colline qui surplombait le sentier en contrebas. Elle n’avait pas dit son dernier mot concernant l’origine de l’odeur. A peine fut-elle hors de vue, qu’elle s’empressa de filer, ventre à terre, pour revenir sur ses pas, en prenant soin de contourner le plus largement possible la zone, afin de ne pas être vue. Et pour être sûre de ne prendre aucun risque, elle se fondit dans les ombres. Il lui fallait absolument trouver un endroit où le vent ne la gênerait pas ! Le démon frissonna de plaisir lorsque l’odeur lui parvint de nouveau. Silencieux comme la mort, il se rapprocha de sa source, laquelle avait de nouveau bougé semble-t-il. Peut-être allait-elle contempler les dépouilles de ses victimes, dans l’espoir de comprendre ce qu’elle était ? Plus tard les questions. La créature se glissa furtivement dans le dos du procureur avant de se dresser sur ses pattes arrière. Elle le surplombait largement à présent et se savoir si près de goûter à autre chose que des humains imbibés d’alcool et puants, la fit saliver. Sans même s’en rendre compte, le démon venait de réapparaître, laissant couler un épais filet de bave, lequel alla s’échouer droit sur l’épaule de sa nouvelle cible. Oups.