Dans la semi-pénombre de la petite pièce, seule la mélodie répétitive des doigts pianotant sur les touches du clavier résonnait en boucle, inlassable et infatigable à la fois. L’après-midi touchait à sa fin dehors, apportant une lente déclinaison de la lumière sur la ville. Pourtant, cela ne faisait aucune différence aux yeux de l’occupant de cette même pièce. L’absence presque totale de lumière dans son antre avec ces rideaux tirés en permanence, ne lui permettait pas de se soucier de la progression naturelle du temps. Son attention toute entière était concentrée sur l’écran lumineux qui lui faisait face, lequel répandait sa lumière blafarde et artificielle dans la pièce, éclairant faiblement celle-ci. Une succession de chiffres ne cessait de défiler sur ce même écran, apportant une touche de frénésie et contrastant avec l’apparente immobilité du garçon. Car à l’exception de ses mains et de ses yeux, qui suivaient l’évolution de cet enchaînement de chiffres, incompréhensible pour un regard extérieur, le reste de son corps était parfaitement immobile. Par expérience, Sulkan savait qu’il ne fallait jamais remettre un piratage à plus tard, encore moins tout laisser en suspens, ne serait-ce que pour commander une pizza ! Dans ce domaine, chaque seconde comptait. Chacune d’entre elles offrait à ses victimes, l’occasion de remarquer sa présence dans leurs données et pire, de donner l’alarme. Oh bien sûr, tout le monde n’avait pas un informaticien surveillant en permanence ses données sensibles. Certains contrats étaient plus faciles que d’autres. Cependant, le garçon n’était pas quelqu’un pour qui le goût du risque était une chose innée. Lorsque la dernière note résonna sur le clavier de sa machine, sonnant là, l’arrêt de la manœuvre pour un temps, Sulkan s’assura d’être entièrement déconnecté, inaccessible, avant de se laisser choir en arrière, le dos lourdement appuyé contre le dossier de sa chaise de bureau. Un soupir franchit ses lèvres et tandis qu’il se laissait aller à la contemplation sans intérêt de son plafond, une sonnerie, différente celle-ci, le tira de ses pensées pour le ramener au moment présent.
« Timing parfait ! »
Cette sonnerie était celle de son téléphone professionnel, signe qu’un client porteur d’un nouveau contrat avait besoin de ses services. En dépit de la fatigue qui se manifestait doucement à lui, rappelant le nombre d’heures qu’il avait passées devant son ordinateur, à présent en mode veille amplement mérité, le garçon ne put réprimer un sourire satisfait. Il y avait toujours des individus désireux d’avoir le dessus sur leurs congénères et ce, à n’importe quel prix. Et ce même genre d’individus constituait le gros de sa clientèle. Sans se faire attendre plus longtemps, Sulkan tendit la main en direction de son portable, s’en saisit et décrocha dans la foulée.
« Ouais ? »La certitude de reconnaître une voix familière, parfois empressée, parfois soucieuse, lui permettait de s’octroyer quelques libertés en matière de familiarité. Tout le monde n’avait pas accès à ce numéro. Quant à ceux qui osaient le composer dans l’attente d’obtenir ses services, le garçon les savait bien trop demandeurs pour oser s’indigner sur ses manières, disons-le, souvent vulgaires. Seulement cette fois-ci, un étrange silence planait au bout de la ligne. Fronçant les sourcils, Sulkan se répéta, une fois et comme le silence persistait, finit par raccrocher, sans plus de cérémonie. S’il essayait de conserver sa nonchalance habituelle, un doute subsista toutefois. Et si, par malheur, l’un de ses clients l’avait balancé aux forces de l’ordre ? Lesquelles l’auraient alors contacté lui directement, pour s’assurer des dires de leur interlocuteur ? Le garçon serra les dents avant de relativiser. Même si c’était le cas, il n’avait rien à se reprocher. Tant que les forces de l’ordre ne pouvaient établir un lien entre sa personne et d’anciens piratages informatiques, il pouvait dormir sur ses deux oreilles. Et d’ici à ce qu’ils débarquent en grandes pompes chez lui, Sulkan aurait détruit les preuves. Une décision qui n’aura pas été prise à la légère, car toutes ses données à lui étaient comme un véritable trésor. Nombreux seraient ceux à payer le prix fort pour obtenir des informations confidentielles sur un grand groupe pharmaceutique ou encore les coordonnées bancaires de comptes réunis au sein de banques mondialement connues. Le garçon s’ébroua et songea à prendre une douche pour chasser ces pensées négatives. A peine eut-il fait quelques pas en direction de la salle de bain, pourtant pas très éloignée, que le même téléphone portable se mit à vibrer. L’écho de ces vibrations se répercuta dans la pièce, de nouveau silencieuse. Sulkan tourna une nouvelle fois la tête en direction de la petite machine. Un sms ? Rares étaient ces clients à procéder ainsi, de peur que le contenu de leurs messages soit lu par leur entourage. Prudence inutile du point de vue du garçon lui-même puisque les appels pouvaient aussi bien être surveillés au moindre doute de la part des autorités. Chassant l’hésitation qui s’était emparée de lui, Sulkan s’empressa de consulter son portable.
De Anonyme : 2205-139.72436-145.97856
De toutes évidences, il n’avait pas affaire à un amateur. Un client potentiel ? Pourquoi ne pas avoir répondu au téléphone plus tôt dans ce cas ? Encore un superstitieux ? Si les quatre premiers chiffres correspondaient à l’heure du rendez-vous, la suite donnait les coordonnées du lieu désiré. Machinalement, le garçon rechercha le lieu en question sur Internet et en découvrant qu’il s’agissait du quartier dévasté, ses soupçons se confirmèrent. Soit l’autre était inquiet à l’idée de se faire piéger, soit il avait réellement affaire à un pro dans ce domaine. A la perspective d’un gros contrat à la clé, Sulkan se réjouit. Il avait toujours préféré jouer dans la cour des grands. Il se prépara donc, enfilant un autre tee-short, noir, sans veste par-dessus puisqu’il ne craignait pas la morsure du froid et prit la direction du quartier dévasté lorsque vint l’heure, gardant l’emplacement exact du rendez-vous dans un coin de son esprit. Une fois sur place, il ronchonna de ne trouver personne, pas même des flics ! Le garçon prit son mal en patience, observant pendant un temps la buée qui filtrait entre ses lèvres. Une petite dizaine de minutes s’écoula ainsi et toujours aucune trace de son contact. Serait-il tombé sur un con finalement ? Au moment où il se faisait cette réflexion, du mouvement attira son attention dans la pénombre. Une paire d’yeux le fixaient et Sulkan découvrit, incrédule, un chat. L’espace d’une fraction de secondes, le souvenir de celui qu’il avait aperçu dans le laboratoire en ébullition lui revint en mémoire, avant de se dissiper sous le bon sens. Ce ne pouvait pas être le même animal.
« Qu’est-ce que tu fous ici toi ? »Le fait d’avoir attendu pour ce qui ressemblait de plus en plus à un vulgaire lapin, fit naître de la mauvaise humeur chez le garçon. Encore plus lorsqu’il réalisa qu’il s’adressait à un chat en guise d’interlocuteur. De dépit, il se baissa pour ramasser un caillou et le lui lança, faisant détaler l’animal par la même occasion.
« C’est ça barre toi ! J’aime pas les chats ! » s’exclama-t-il avec irritation.
Une fois sa jauge de patience entièrement consommée, Sulkan se résolut à tourner les talons pour prendre la direction de son modeste studio. La fatigue le guettait sérieusement. Il avait beau avoir gagné en endurance depuis sa transformation, cumuler les nuits blanches finissait toujours par avoir raison de lui. Il trouva néanmoins l’énergie pour fumer une cigarette, le moyen pour lui de chasser en partie sa mauvaise humeur. Le bâtonnet de nicotine ainsi consommé, trouva sa destination finale au pied de l’immeuble, sur le trottoir tandis que le garçon se traînait jusqu’à son lit. En chemin, il se débarrassa des quelques morceaux de tissu qui recouvraient son corps, trop préoccupé par la perspective d’atteindre le lit pour songer à refermer entièrement la fenêtre. De toute façon, son studio n’était pas chauffé la plupart du temps. D’une, parce qu’il n’était pas quelqu’un de frileux et ensuite, parce que l’amas composé d’ordinateurs et de fils répandait une chaleur qui supplantait celle d’un radiateur au final. Sulkan se laissa tomber sur le lit, trouvant avec peine son chemin sous la couette avant de se laisser aller dans les bras de Morphée.